Se convertir, changer de tournure d’esprit, de référentiel, vivre selon la loi du royaume des cieux.
Comme chaque dimanche, l’Evangile et la première lecture consonent. David, pourtant loyal serviteur du roi Saül et ami du prince Jonathan, doit s’enfuir et se cacher car le roi Saül le poursuit d’une haine jalouse. Et voilà que, providentiellement, Saül est à la merci de David, qui pourrait d’un geste tuer son persécuteur et devenir roi à sa place. Abishaï, le lieutenant de David, se fait la voix de la justice et de la raison : Saül en veut à ta vie, et le voilà à ta merci, saisis cette chance !
David, lui, discerne au contraire une occasion d’aller plus loin. « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux », dira Jésus mille ans plus tard. A d’autres moments de sa vie, David aura de nouvelles occasions d’agir selon la logique de Dieu : il en saisira certaines et en manquera d’autres.
3000 ans après David, il en est de même pour nous : n’est-il pas vrai que nos journées sont semées d’occasions d’entrer ou non dans la logique de Dieu ? C’est parfois une alternative entre le mal et le bien, mais plus fondamentalement entre le bien et le mieux, entre le terrestre et le céleste, entre la logique d’Abishaï et la logique du Père.
Abishaï n’est pas un homme mauvais. Il a simplement l’esprit limité à des calculs humains. Aujourd’hui, il conseille à David de se débarrasser de son rival pour prendre le pouvoir. Dans quelques années, il voudra passer au fil de l’épée le dénommé Shimeï qui insulte et maudit David alors qu’il passe devant chez lui.
Cette logique d’Abishaï, logique humaine, sera celle des Pharisiens qui reprocheront à Jésus de guérir le jour du sabbat alors qu’il pourrait faire patienter un infirme jusqu’au lendemain. Ce sera la logique de Caïphe : « Il vaut mieux qu’un seul homme meure pour le peuple, et que l’ensemble de la nation ne périsse pas. » Ce sera encore la logique de Pierre qui refuse que Jésus souffre la passion, et aussi celle de Judas qui reproche à Marie de gâcher du parfum.
Et nous ? Combien de fois nous arrive-t-il de juger avec étroitesse et pusillanimité ? C’est bien beau l’Evangile, mais je ne vais quand même pas me laisser faire ! Les affaires sont les affaires ! Ce n’est pas un mensonge, juste une autre manière d’aborder les faits. Je pardonne, mais je n’oublie rien. « Si je suis trop doux, on pensera que je suis stupide, que je suis idiot ou faible. » Ou enfin ces quelques mots qui faisaient fulminer Léon Bloy – il est vrai qu’il en fallait peu pour faire fulminer Léon Bloy – : « Dieu n’en demande pas tant ! »
Je vais vous choquer. Le Ciel n’est pas pour les gens honnêtes, pour les gens gentils, lisses et dans les clous. Le Ciel n’est pas pour ceux qui enterrent leur talent mais pour ceux qui le risquent : « Je préfère, écrivait déjà le pape François en 2013, une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. […] Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous renfermer. »
Jésus nous bouscule : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quelle reconnaissance méritez-vous ? Même les pécheurs aiment ceux qui les aiment. » Combien de fois ai-je entendu cela ! « Oui, les chrétiens font telle chose, mais je connais des incroyants qui en font autant et même plus, alors franchement, à quoi ça sert de croire en Dieu ? » ou encore « Quand on voit ce que fait Untel, c’est bien la peine qu’il aille à la messe ! » Si la différence avec les païens est si ténue, sommes-nous encore disciples de Jésus ? Je ne suis pas en reste : un jour que je me réjouissais de profiter d’une journée de repos après avoir fait telle et telle chose dans la paroisse, je me suis entendu répondre que c’était plus digne d’un employé de mairie que d’un père de famille.
Voilà pour la logique d’Abishaï. Et la logique du Père alors ?
C’est celle que nous décrit Jésus dans l’Evangile : se convertir, changer de tournure d’esprit, de référentiel, vivre selon la loi du royaume des cieux. Devant Dieu, nous ne sommes ni des soumis, ni des insoumis, mais des amis. « Je vous appelle mes amis, nous dit Jésus, car tout ce que j’ai entendu de mon Père, je vous l’ai fait connaître. »
Qu’est-ce que l’amitié vraie ? Une sentence latine le dit joliment : « idem velle, idem nolle : s’accorder dans ce que l’on veut et dans ce que l’on réprouve » C’est en nous attachant à vouloir ce que Dieu veut et à réprouver ce qu’il réprouve que nous deviendrons de plus en plus semblables à lui, quittant la logique terrestre d’Abishaï pour la logique céleste : « De même, dit saint Paul, que nous aurons été à l’image de celui qui est fait d’argile, de même nous serons à l’image de celui qui vient du ciel. »
« Aimez vos ennemis, faites du bien et prêtez sans rien espérer en retour. » En ce début de XXIe siècle, nous éprouvons douloureusement la disjonction croissante entre la logique du monde et la logique de Dieu. Ce qui est sensé selon Dieu est absurde aux yeux du monde. Ceux que le monde regarde comme faibles et fous sont précisément ceux que Dieu a choisis. Ce qui est intolérable aux yeux du monde – défendre les enfants à naître, les infirmes, les migrants, promouvoir le silence, la sobriété de vie, l’humilité – est indispensable pour entrer dans le Royaume.
Le bon grain du Royaume et l’ivraie semée par le mauvais poussent ensemble, et le contraste entre eux est chaque jour plus accusé. Que cela ne nous décourage pas ! Prions au contraire pour tous ceux – dont nous sommes – qui sont encore prisonniers de cette logique étroite, afin que leurs yeux s’ouvrent, qu’ils voient dans quelle impasse ils s’enferrent et entrent à leur tour dans la logique du Père.
Alexandre-Marie,prêtre