Le jardin et le chemin

Le jardin et le chemin

 

« Le même jour (c’est-à-dire le premier jour de la semaine), deux disciples faisaient route vers un village appelé Emmaüs […], et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. » Saint Luc nous dit que l’un de ces deux disciples se nomme Cléophas. Nous ignorons le nom du deuxième.

Luc le connaissait sans doute ; il a pourtant voulu le passer sous silence. C’est comme s’il voulait nous dire : « Cette rencontre a vraiment eu lieu, d’ailleurs c’était le dimanche après la mort de Jésus, sur le chemin entre Jérusalem et Emmaüs, et M. Cléophas était là. Et en même temps, ce disciple inconnu peut-être n’importe quel disciple de Jésus, à commencer par toi, cher lecteur. »

Saint Jean nous apprend qu’« au pied de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la sœur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie Madeleine, ainsi que le disciple qu’il aimait (19,25). » Et si ce disciple qui marchait vers Emmaüs avec Cléophas était tout simplement sa femme, cette Marie qui se tenait au pied de la croix de Jésus ? Nous n’en savons rien, mais il n’est pas absurde de le supposer.

Faisons un pas supplémentaire.

Il nous arrive parfois de lire pour la cinquantième fois un passage d’Evangile que nous pensions connaître par cœur et d’y découvrir quelque chose de nouveau. Cette semaine, en lisant le récit de la rencontre de Jésus avec les disciples d’Emmaüs, j’ai été frappé par ces quelques mots : « Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent. »

Cette expression nous est familière. Nous l’avons déjà rencontrée au tout début de l’Écriture, lorsque l’homme et sa femme, trompés par le serpent, mangèrent de l’arbre de la connaissance : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte qu’ils étaient nus (Gn 3,7). »

 

Dans le jardin d’Eden, la femme et son mari, faute de croire à la parole du Seigneur, avaient manqué le rendez-vous d’amour avec lui. Ils avaient dû s’éloigner du jardin. Sur le chemin d’Emmaüs, les deux disciples s’éloignent tout tristes de la ville sainte où les humains ont à nouveau dit non à Dieu venu les rencontrer.

Dans le jardin d’Eden, l’homme et la femme n’ont pas reconnu le diable qui leur parlait sous l’apparence du serpent pour mieux les éloigner de Dieu. Sur le chemin d’Emmaüs, Jésus marche avec les deux disciples sans qu’ils le reconnaissent, mais pour mieux les réconcilier avec Dieu.

Dans le jardin d’Eden, la femme s’était retrouvée seule face au diable. Sur le chemin d’Emmaüs, c’est aux deux compagnons ensemble que s’adresse Jésus : « De quoi discutez-vous en marchant ? »

Dans le jardin d’Eden, le diable avait semé le doute sur le projet d’amour du Seigneur pour tous les humains : « Alors, Dieu vous a vraiment dit : “Vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin” ? […] Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » Sur le chemin d’Emmaüs, Jésus commence par écouter la tristesse des disciples, puis leur montre que le projet d’amour du Seigneur, préparé depuis toute éternité, s’achève en lui, Jésus.

Debout comme des pillards dans le jardin d’Eden, l’homme et la femme avaient mangé, chacun de leur côté, une nourriture interdite. Assis dans l’auberge d’Emmaüs, les deux disciples partagent un repas de communion et reçoivent du Seigneur la nourriture offerte.

Dans le jardin d’Eden, le Seigneur avait prononcé une parole de malédiction et l’homme s’était trouvé contraint à manger son pain à la sueur de son front. Dans l’auberge d’Emmaüs, le Seigneur prononce la parole de bénédiction sur le pain qu’il rompt et offre gratuitement.

Frères et sœurs, tout se passe comme si, au soir du jour de la résurrection, le Seigneur Jésus reprenait à l’envers, pour les défaire, les nœuds serrés autrefois par le démon. La force, et même la violence, que le Seigneur a exercées contre le diable, l’ennemi du genre humain, n’ont d’égales que sa délicatesse, sa tendresse, pour redresser l’humanité sans la violenter.

Sur le chemin d’Emmaüs, le Seigneur Jésus a pris Cléophas et son mystérieux compagnon là où ils en étaient, avec leur tristesse et leur manque d’intelligence. Sans les contraindre,  il est parti de leurs interrogations sur la passion, la mort de Jésus et le témoignage des femmes. Sans les forcer, il a suscité leur hospitalité : « Reste avec nous, car le soir approche. »

Emmaüs est cependant bien plus qu’une revanche sur la première sournoiserie du diable. Remarquons que ce dernier est totalement absent de la scène : bien qu’il continue de chercher à nuire aux humains, sa défaite est déjà consommée. De l’arbre de la connaissance et de l’arbre de la vie plantés dans le jardin d’Eden, il n’est plus question : c’est Jésus, Dieu en personne, qui est la vérité et la vie pour les deux disciples.

À l’origine, dans le jardin, nous pouvons imaginer que le Seigneur était une présence familière pour l’homme et la femme. Ils entendaient sa voix tandis qu’il leur parlait, et son pas tandis qu’il se promenait. Une fois chassés du jardin, ils étaient en exil, nus et sans défense, loin de cette présence familière.

Dans l’auberge d’Emmaüs, Jésus disparaît aux yeux des deux disciples, et pourtant il leur reste présent. Leur cœur est brûlant ; ils peuvent témoigner de ce qu’ils ont vu ; ils peuvent goûter la présence du Seigneur Jésus dans le silence de la prière, dans la parole méditée, dans les sacrements célébrés. Ils savent, nous savons, que désormais il est vivant à nos côtés chaque jour pour nous éclairer, pour nous fortifier, pour nous libérer (cf. Evangelii Gaudium n°164).

Comme eux, nous reprenons le chemin dans la joie de sa présence.

 Alexandre-Marie, prêtre