Les vautrés, les accablés et les appelés

Les vautrés, les accablés et les appelés
Les lectures de ce dimanche nous offrent tout une galerie de portraits où nous pouvons distinguer trois grandes catégories.
En premier lieu viennent ceux que le prophète Amos appelle les vautrés : « Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles dans Sion, et à ceux qui se croient en sécurité sur la montagne de Samarie […]. Ils seront les premiers des déportés ; et la bande des vautrés n’existera plus. »
Certains de ces vautrés vivent à Sion, c’est-à-dire à Jérusalem, d’autres à Samarie, dans le royaume voisin et rival. Tous passent leur existence dans une tranquillité et une sécurité illusoire, indifférents à Dieu et à autrui. L’homme riche dépeint dans l’évangile est un spécimen de vautré, un homme repu et satisfait, pour qui la vie se limite à manger, boire et profiter.
Après les vautrés viennent les accablés. À la porte de l’homme riche gît un pauvre. Si la vie se limitait à manger, boire et profiter, alors son existence ne serait même pas une vie. On sait peu de choses de lui, à part son nom, Lazare, c’est-à-dire « Dieu est venu en aide », une manière de suggérer que, même dans la détresse, Dieu a tout de même une place dans la vie de ce Lazare.
Lazare est l’un de ceux que l’Écriture appelle les anawim, c’est-à-dire les accablés, ceux qui ploient sous le fardeau de l’existence mais qui continuent d’espérer dans le Seigneur. C’est de leur bouche que jaillit le psaume qui nous est proposé ce dimanche : « Le Seigneur garde à jamais sa fidélité ; il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ; le Seigneur délie les enchaînés. Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles ; le Seigneur redresse les accablés ; le Seigneur aime les justes ; le Seigneur protège l’étranger. »
L’espérance certaine de Lazare et de tous les anawim, c’est que Dieu vient en aide – c’est le sens du nom de Lazare –, que Dieu ne tolère pas l’injustice, que Dieu redresse les torts.
Les disciples du Seigneur Jésus ne disent pas autre chose. Chaque dimanche, nous revenons inlassablement au mystère pascal, le cœur de notre foi. Le Seigneur notre Dieu n’a pas toléré, n’a pas laissé sans réponse l’injustice criante du procès, de la condamnation et de la mort de Jésus, lui qui est l’innocent par excellence, l’homme doux et humble de cœur, l’agneau sans péché. Grippées par la peur, la lâcheté, la violence, la duplicité et le fanatisme, les institutions juives et romaines ont échoué à rendre justice ; mais Dieu est venu en aide à son Messie tué, enseveli et descendu au séjour des morts ; il l’a ressuscité, élevé et lui a donné le Nom au-dessus de tout nom.
Cela nous conduit à une troisième catégorie de personnages. Après les vautrés et les accablés viennent les appelés. Appelés à quoi ? À la vie éternelle, comme S. Paul l’écrit à son disciple Timothée : « Empare-toi de la vie éternelle ! C’est à elle que tu as été appelé, c’est pour elle que tu as prononcé ta belle profession de foi devant de nombreux témoins. »
La traduction liturgique nous a fait perdre en partie le parallèle que Paul établit entre la belle profession de foi de Timothée devant l’Église et la belle profession de foi de Jésus devant Ponce Pilate. Ce que Paul veut rappeler à Timothée et à nous, c’est que la foi que nous professons nous relie directement au mystère pascal du Seigneur Jésus, mort et ressuscité pour tout homme.
Nous, l’Église, sommes les témoins de ceci (cf. 1Jn 5,11-13) : Dieu nous a donné la vie éternelle et cette vie est dans son Fils. Qui a le Fils possède la vraie vie, même s’il est pauvre et accablé, même s’il meurt. Qui n’a pas le Fils ne possède pas la vraie vie, même s’il mange, boit et jouit de l’existence à la manière des vautrés. « Heureux les pauvres de cœur, car le Royaume des cieux est à eux. »
Qui croit au Fils de Dieu mort et ressuscité se sait appelé à la vie éternelle et il se met en chemin vers elle. Voilà pourquoi, dans la foi chrétienne, il ne peut y avoir de croyant non-pratiquant. Puisque la vie éternelle est donnée dans le Fils de Dieu et qu’il vient à moi dans la prière, la méditation des Ecritures, les sacrements, comment ne pas saisir chaque occasion de m’approcher de lui ? Qui a la foi, vit cette foi : « Toi, homme de Dieu, recherche la justice, la piété, la foi, la charité, la persévérance et la douceur. Mène le bon combat, celui de la foi, empare-toi de la vie éternelle ! C’est à elle que tu as été appelé. »
Le parcours de cette galerie de portraits parmi les vautrés, les accablés et les appelés conduit à une question : qu’en est-il pour moi ?
En ce qui me concerne, je me reconnais dans ces trois figures. Trop souvent, je fais mes choix comme si tout se résumait à cette vie-ci, et cela me rattache à la catégorie des vautrés. Parfois aussi, les épreuves qui m’accablent me rendent aussi plus attentif à l’intuition profonde qui me dit que l’être humain est fait pour plus grand que la vie matérielle, et alors je laisse monter en moi un cri : « Dieu, viens à mon aide ! »
Baptisé et confirmé, je sais aussi que j’ai été un jour appelé par mon nom, appelé à la vie éternelle. Cette vie éternelle est donnée en Jésus, le Christ, le Fils de Dieu, le Seigneur, que je rencontre dans la prière et la méditation de l’Écriture, qui se communique à moi dans les sacrements du pardon et de l’eucharistie.
Frères et sœurs, que la certitude d’être appelés nous mette en mouvement pour venir au Seigneur et aller vers les personnes qui ne le connaissent pas encore, les vautrés et les accablés, qui ont besoin de se savoir appelés, désirés et aimés.
P. Alexandre-Marie Valder