Appelés à appeler
Appelés à appeler
Frères et sœurs, en découvrant les textes d’aujourd’hui, le livre de Jérémie et le psaume, j’ai pensé : « Oh, encore une histoire de retour d’exil ! » Nous sommes familiers de l’histoire de l’exode : le peuple juif délivré de l’esclavage d’Egypte par le Seigneur et par Moïse. Nous réentendons cela pendant le carême et à Pâques.
Un autre événement est très présent en filigrane de nos lectures de la messe : la déportation du peuple juif en Assyrie et à Babylone entre la fin du VIIe et le début du VIe siècle, suivie du retour d’exil à la fin du VIe siècle. L’oracle de Jérémie se situe sans doute après une première vague de déportation. C’est une promesse du Seigneur pour encourager son peuple qui désespère : déjà se profile le jour où les exilés reviendront.
Avant d’en venir à l’évangile, une question peut se poser à nous : en quoi cette vieille histoire de la déportation et du retour d’exil nous concerne-t-elle ?
Le psaume d’aujourd’hui nous met sur la voie. « Quand le Seigneur ramena les captifs à Sion, nous étions comme en rêve ! Alors notre bouche était pleine de rires, nous poussions des cris de joie. » Quelque chose est déjà réalisé, et c’est une occasion d’action de grâce, de remerciement, de réjouissance. « Quelles merveilles le Seigneur fit pour nous : nous étions en grande fête ! Ramène, Seigneur, nos captifs, comme les torrents au désert. » Quelque chose est déjà réalisé, et pourtant il reste encore de la marge pour une attente, un désir, une demande, une prière.
Réentendre les anciennes histoires de l’exil à Babylone nous fait garder à l’esprit que notre véritable cité et notre vrai foyer se trouvent dans le Ciel. C’est un thème que nous retrouvons dans le chant bien connu du Salve Regina. « De cette terre d’exil nous crions vers toi ; vers toi nous soupirons, gémissant et pleurant dans cette vallée de larmes […]. Et, après cet exil, obtiens-nous de contempler Jésus, le fruit béni de tes entrailles. »
L’expression « vallée de larmes » pourra sembler excessive à certains. Pour d’autres cependant, ne l’oublions pas, elle est douloureusement exacte.
Nous aussi, relisons l’histoire sainte qu’est notre vie. Il y a sans doute, j’espère, des épisodes dont nous pouvons dire : « Quelles merveilles le Seigneur fit pour moi », et aussi d’autres épisodes, peut-être les mêmes, qui nous font soupirer, gémir et pleurer : « Ramène, Seigneur nos captifs ! » ou bien, comme dans la première lecture : « Seigneur, sauve ton peuple ! », ou bien encore : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! »
« Que veux-tu que je fasse pour toi ? » demande le Seigneur Jésus à l’aveugle de la sortie de Jéricho. Cet aveugle, c’est tout homme, toute femme. En effet, écrit saint Paul, « tous les hommes ont péché, ils sont tous privés de la gloire de Dieu », c’est-à-dire de la vision de la splendeur de Dieu. Privés de la lumière de Dieu, les hommes et les femmes avancent à tâtons dans l’existence.
Ce sont eux, c’est nous, que le Seigneur Jésus vient rejoindre. Jéricho, la ville la plus basse du monde, située à plus de 200 m sous le niveau de la mer, représente les profondeurs de l’humanité blessée. C’est là que le Seigneur Jésus descend, s’enfonce pour attirer, appeler, ramener les exilés vers leur véritable maison : le cœur du Père.
Nous les Occidentaux, sommes platoniciens sans le savoir. Nous avons plus ou moins l’idée que le salut est quelque chose d’automatique. S’il suffisait de mourir pour monter vers Dieu, alors à quoi bon vivre ? Et pourquoi le Seigneur Jésus se serait-il donné la peine de vivre, mourir et ressusciter pour nous ?
Celui qui ne désire rien, qui n’espère rien, qui ne prie pas, qui ne crie pas vers le Seigneur, celui qui n’attend rien de Dieu, qu’est-ce que le Seigneur pourrait bien faire pour lui ? « Dieu qui t’a créé sans toi, écrit saint Augustin, ne te sauvera pas sans toi. D’où la question de Jésus : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? _ Seigneur, que je retrouve la vue de Dieu, que je puisse marcher à ta suite pour rentrer à la maison. Et même, Seigneur, que j’en appelle d’autres à marcher derrière toi. »
Au début du récit, tandis que « Jésus sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule nombreuse », l’aveugle, lui, « était assis au bord du chemin ». Après la rencontre avec Jésus, le même homme, guéri, « suivait Jésus sur le chemin. » Entre les deux, la demande de Jésus : « Appelez-le » et sa mise en œuvre : « Confiance, lève-toi, il t’appelle. »
Car nous ne sommes pas seuls sur notre chemin de retour d’exil. Il en va, si vous me permettez cette image, comme d’une chaussette retournée et roulée en boule : voilà notre humanité, voilà notre monde. Alors le Seigneur plonge au plus profond, il va chercher les derniers des derniers et les appelle derrière lui, et avec eux tous les autres, de proche en proche, s’ils le veulent bien, jusqu’à ce que la chaussette soit remise à l’endroit.
Ce que Dieu a commencé sans nous, il ne le mènera pas à bien sans nous ni malgré nous. Que se serait-il passé si les disciples n’avaient pas obéi à Jésus ? si l’aveugle ne s’était pas levé ? Nous sommes l’aveugle qui entend l’appel et qui ose y répondre. Nous sommes aussi les disciples appelés à appeler les aveugles. Comment nos proches et nos amis pourront-ils entendre l’appel à suivre Jésus sur le chemin, si nous-mêmes restons muets ?
Frères et sœurs, le Seigneur Jésus vient nous chercher sur la terre d’exil et nous ramener à la maison du Père. Laissons-le faire. Entretenons un contact vivant avec lui par la prière, la parole et les sacrements. Voilà les moyens qui nous sont donnés pour le suivre sur le chemin. Et osons parler de lui à ceux qui n’ont pas entendu parler de lui, afin qu’eux aussi connaissent la joie de le suivre sur le chemin. Amen.
Père Alexandre-Marie Valder