Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur
Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur
Qu’est-ce qui cause en nous ce choc, cette sidération, à l’annonce de la mort d’un enfant ? Réfléchissons-y un instant. Il y a sans doute l’intuition d’une puissance de vie qui a été comme dilapidée, anéantie, détruite sans retour. Cet enfant qui avait tant et tant à vivre, le voilà soudain plongé dans l’abîme à cause d’un accident ou d’une maladie.
Le vertige qui nous saisit en pensant à la mort d’un enfant nous donne une intuition du scandale que représente la mort du Christ, que Jésus annonce à ses disciples. En effet, Jésus est davantage qu’un homme de 30-35 ans comme les autres. En lui réside une puissance de vie telle qu’il fait vivre ceux qui s’approchent de lui avec foi. Les disciples et bien d’autres en ont été témoins. De ce point de vue, appréhender la mort de cet homme est plus vertigineux encore que de se représenter la mort de n’importe quel enfant.
Et pourtant, « il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite », comme Jésus l’explique à ses disciples, au grand scandale de Pierre qui lui fait de vifs reproches. Il nous faut mesure à quel point c’est proprement inconcevable, inimaginable, révoltant.
Nous le savons : ce titre de Fils de l’homme que Jésus revendique, comme le titre de Seigneur, est un titre divin. Dans le livre de Daniel, le Fils de l’homme s’avance jusqu’à Dieu, à égalité avec lui, et reçoit domination, gloire et royauté. Comment concevoir un instant que ce Fils de l’homme doit souffrir et mourir pendu sur la croix, comme le dernier des criminels, puisque la Loi de Moïse affirme qu’un pendu est une malédiction de Dieu ?
Il faut que le Seigneur meure de la mort des esclaves, que le tout-puissant soit réduit à la faiblesse extrême, le maître de toute la terre à la nudité et à la pauvreté ; il faut que celui qui est le chemin aboutisse à l’impasse, que la parole de vérité se taise sous les insultes et les calomnies, que la vie meure, que l’amour agonise dans la solitude, que Celui qui Est, sombre dans le néant.
Il fallait tout cela, comme si Dieu exposait en pleine lumière, en haut de la croix, toutes les contradictions du monde pécheur, comme s’il faisait caler l’univers pour mieux le redémarrer, comme s’il plantait volontairement le monde – comme on plante un ordinateur – pour mieux le reprendre à neuf.
« Il fallait que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, trois jours après, il ressuscite. » Le scandale de la croix, du Christ crucifié, du Fils de Dieu livré aux mains des hommes, est impossible ; il s’est pourtant produit, et notre foi repose entièrement sur cela. Et il en va de même pour la résurrection. C’est impossible, et pourtant c’est.
« Broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur », annonce le livre d’Isaïe à propos du mystérieux serviteur de Dieu. Tout le paradoxe est là : broyé par la souffrance, il a plu au Seigneur. Ne passons pas trop vite sur la résurrection, ou nous passerons à côté. Que Jésus ressuscite, c’est tout autre chose que la réanimation d’une personne cliniquement morte, tout autre chose que le retour à la vie du cadavre de la fille de Jaïre, du fils de la veuve ou de l’ami Lazare. La résurrection n’est pas un pas en arrière, c’est un bond en avant.
Là où la mort avait eu le dernier mot sur la vie, la résurrection entonne un éternel cantique de victoire. Si la mort du Seigneur Jésus s’apparente à une cataracte de vie engloutie sans retour par le gouffre du néant, la résurrection fait surgir du néant un geyser inépuisable. Celui qui est relevé de l’abîme est l’alpha et l’oméga, le premier et le dernier, le Seigneur des seigneurs et le Roi des rois : il est le Vivant qui fait vivre, le Seigneur qui fait triompher, le Dieu qui divinise tous ceux qu’il touche.
Sans rejeter quoi que ce soit de ce qui a fait sa vie d’homme, ses relations privilégiées avec Marie et Marie Madeleine, avec Pierre, Jean et les disciples, sans renier non plus les souffrances de sa passion, éternellement présentes dans ses mains, ses pieds et son côté transpercé, le Ressuscité inaugure une nouvelle manière d’être humain. Le voici qui se fait voir et reconnaître, qui se laisse toucher par Thomas mais non par Marie Madeleine, qui parle, qui cuisine et qui mange. On peut sans peine imaginer l’accolade avec Pierre repentant ou les retrouvailles avec Marie. Dans les actes des apôtres, le Seigneur Jésus est omniprésent, non pas comme le souvenir d’un mort, mais comme un vivant à l’œuvre avec ses disciples.
Cette nouvelle manière d’être humain inaugurée par Jésus, il ne la garde pas pour lui. Par la parole qui convertit, par le contact des sacrements, il communique à ses disciples la vie de la résurrection. Même si nous attendons encore que se réalise la bienheureuse espérance de son avènement, nous pouvons déjà en toute vérité confesser la parole du psaume d’aujourd’hui : « Je marcherai en présence du Seigneur sur la terre des vivants. »
Il est présent aujourd’hui dans notre liturgie. C’est lui qui nous a convoqués et rassemblés et qui préside notre assemblée, symbolisé par le prêtre. C’est lui qui parle lorsque nous lisons l’Écriture dans l’assemblée de l’Église. C’est lui qui porte au Père nos intentions de prière, qui rend présent son sacrifice et nous offre au Père avec lui. C’est lui qui fait de nous des fils et des filles capables de prier en toute vérité « Notre Père ». C’est lui qui, en se donnant à nous, nous assimile à lui dans la communion. C’est lui enfin qui, sans nous quitter, nous envoie dans le monde pour témoigner de lui et vivre déjà de cette vie de ressuscités.
Aujourd’hui, je marche déjà en présence du Seigneur sur la terre des vivants. Gloire et louange éternelle à lui qui vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit, Dieu pour les siècles des siècles. Amen.
Père Alexandre-Marie Valder