Heureux sommes-nous
Ne soyons pas impressionnés lorsque nous entendons égrener les Béatitudes. Et surtout ne les prenons pas comme une liste de tâches à accomplir. Après les douze travaux d’Hercule, les huit Béatitudes. Il ne s’agit pas de faire, mais de se laisser faire. Si par extraordinaire l’un de nous parvenait à réaliser les Béatitudes par lui-même, il serait tenté de mettre sa fierté en lui-même.
Or justement, « celui qui veut être fier, qu’il mettre sa fierté dans le Seigneur », nous a dit saint Paul. Il sait bien de quoi il parle. Au travers de ses lettres, et aussi dans les Actes des Apôtres, nous savons que Paul avait de quoi être fier. Il était Juif, membre du peuple élu de Dieu. Il était issu de la tribu de Benjamin, l’une des deux tribus restées fidèles à la dynastie du roi David. Il était pharisien, membre de l’élite religieuse d’Israël, formé auprès de Gamaliel et des meilleurs rabbins, à Jérusalem. Par sa culture, Paul était Grec. Parce qu’il parlait couramment la langue des gens cultivés et qu’il connaissait les auteurs classiques, il était à son aise partout dans le monde méditerranéen. Par sa naissance, Paul était citoyen romain, un privilège dont peu de gens pouvaient se vanter. On suppose enfin que Paul était issu d’une famille aisée. En outre, cela n’aura échappé à personne : Paul était un homme. À l’époque, ça comptait beaucoup.
Paul aurait donc eu beaucoup de raisons de compter sur lui-même, sur ses capacités, sur son héritage, sur ses relations. Il aurait couru alors le risque de mettre sa confiance et sa fierté dans sa force, dans sa sagesse, dans sa haute naissance, plutôt qu’en Dieu seul.
Il nous avertit : ce n’est pas ainsi que Dieu regarde.
Frères et sœurs, il y a quelques années, une grande marque française de cosmétique avait pour slogan « Parce que je le vaux bien. » Aucun disciple du Christ ne peut dire : « Je suis chrétien parce que je le vaux bien » ou « Le baptême, l’eucharistie, parce que je le vaux bien. »
Devant le Seigneur, tous autant que nous sommes, nous sommes des petits, des fous et des faibles.
Et pourtant, tout à l’heure dans la prière eucharistique, nous adresserons à Dieu ces mots : « Nous te rendons grâce, car tu nous as estimés dignes de nous tenir devant toi pour te servir. » Qu’est-ce que cela signifie ?
Lorsque nous avons besoin de pommes pour notre tarte, nous allons chez le marchand, nous regardons les pommes et nous choisissons les plus belles, celles qui seront dignes d’être dans notre tarte.
Si le Seigneur faisait ainsi, qui d’entre nous serait digne de se tenir devant lui pour le servir ?
Au contraire, le Seigneur choisit les pommes les moins reluisantes et il en fait la meilleure des tartes. C’est que le Seigneur transforme ce qu’il regarde. Il pose son regard sur chacun de nous, petits, fous et faibles : en nous aimant, il nous rend aimables ; en nous admirant, il nous rend beaux ; en nous faisant confiance, il nous rend capables ; en nous estimant dignes, il nous rend dignes.
Cette dignité, rien, absolument rien, ne pourra nous la retirer. Souvenons-nous en alors que nos parlementaires risquent d’ouvrir la voie à l’euthanasie de ceux qui ne ne seront plus jugés dignes de faire partie de la communauté humaine.
Je redis la même chose autrement. Quand j’étais enfant, au collège, nous jouions à des sports collectifs. Lorsqu’il fallait constituer les équipes, on appelait d’abord les garçons les plus forts et les plus rapides, ensuite les filles les plus sportives, ensuite les autres, et enfin moi. Et évidemment, être appelé dans ces conditions ne m’aidait pas à être très talentueux.
Le Seigneur aussi appelle. C’est encore saint Paul qui nous le dit : « Frères, vous qui avez été appelés par Dieu… » Le Seigneur appelle des petits, des fous, des faibles. Par sa grâce, il en fait ses fils et ses filles, des personnes capables de le chercher et de l’atteindre, de le prier et de témoigner de lui, de se convertir chaque jour et finalement d’entrer dans le Ciel, portés dans les bras de Jésus.
Connaissez-vous les rémoras ? Ce sont ces poissons qui nagent très mal et qui, en s’accrochant aux requins et aux baleines, vont plus loin et plus vite que ce dont ils seraient capables par eux-mêmes. Un chrétien est comme un rémora, un petit poisson qui reste obstinément collé à Jésus et qui se laisse conduire là où il ne pourrait pas aller tout seul : au Ciel.
« Pas facile », me direz-vous…
Jésus le premier a renoncé à tracer seul son propre chemin. Il s’est remis tout entier à la volonté du Père. Même lorsque tout semblait obscur et bouché, il a continué à faire confiance. Lorsqu’il était sur la croix, on lui criait : « Sauve-toi toi-même ! » Il aurait pu le faire, mais il s’y est refusé. « Père, entre tes mains, je remets mon esprit. » Jésus a expérimenté dans sa chair combien il est difficile de se laisser faire. C’est pourquoi il prend patience avec nous, jusqu’à ce que nous soyons prêts à nous en remettre à lui.
Restons attachés au Seigneur. Nous qui sommes disciples de Jésus dans l’Église catholique, nous avons la certitude que nous restons attachés à lui dans la mesure où nous écoutons sa parole et où nous recevons les sacrements. Alors il infuse en nous son Esprit Saint pour nous rendre capables de vivre en lui, comme lui. Il ne s’agit pas d’abord de faire des choses, de s’engager, de se dépenser, mais de se laisser faire.
Et c’est alors, alors seulement, que petit à petit, insensiblement, année après année, nous nous découvrirons un peu plus pauvres de cœur, un peu plus doux, purs et miséricordieux. Nous nous surprendrons à pleurer ou à crier devant les injustices là où d’autres resteront de marbre. Nous ferons des petits pas en faveur de la paix. Nous subirons avec patience le mépris ou la méchanceté de ceux que dérangera notre attachement au bien et à la vérité.
Alors, à ces moments-là, heureux sommes-nous, car nous marchons vers le Père ; réjouissons-nous, car nous sommes dans les bras du Seigneur Jésus ; soyons dans l’allégresse, car l’Esprit Saint commence à pénétrer et transformer nos cœurs.
Père Alexandre-Marie Valder