Qu’est-ce qui est indigne de Dieu ?

Qu’est-ce qui est indigne de Dieu ?

Qu’est-ce qui est indigne de Dieu ?

Nous célébrons aujourd’hui la fête de la Croix Glorieuse, une expression qui est déjà en elle-même une profession de foi chrétienne.

En effet, qu’est-ce que la croix ? Avant tout, c’est le supplice imposé par les Romains aux condamnés à mort de basse extraction. La croix est une mise à mort si abjecte et douloureuse que même les auteurs antiques ne l’évoquent qu’avec effroi. C’est le type même de la mort sale, honteuse, déshonorante, sans aucune once de panache ou d’héroïsme, la mort ratée par excellence, si l’on peut dire.

Qu’est-ce que la croix ? C’est l’humiliation d’être suspendu entre ciel et terre, entièrement nu, exposé au regard des curieux et aux moqueries des passants, réduit à l’écriteau fixé à la croix : « Voleur », « Esclave révolté », « Roi des Juifs ». Ce sont des heures d’agonie sous le soleil ou sous la pluie, à la merci des insectes et des oiseaux, dans l’impuissance totale d’être attaché ou cloué au bois.

La croix, c’est enfin la mort terriblement lente par étouffement du condamné sous son propre poids. Celui qui pend au bois peine à respirer. Lorsque la suffocation se fait insoutenable, le corps s’arc-boute à l’appui douloureux des clous qui traversent les mains et les pieds, sans pouvoir maintenir bien longtemps cette position. Il retombe alors jusqu’à ce que l’asphyxie le contraigne à se redresser à nouveau, et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement total.

Même pour les premiers chrétiens, convaincus comme nous de la Résurrection du Christ, des siècles furent nécessaires avant d’oser représenter cette figure qui nous est devenue familière, trop familière : le Christ crucifié, pendu au bois de la croix. On n’en trouve pas de représentations avant le Ve siècle.

Or cette croix, cette mort sale et honteuse, nous osons la confesser Croix Glorieuse. Nous affirmons que le supplice de la croix du Christ, tel que je l’ai brossé à l’instant, a à voir avec la gloire, avec la manifestation de Dieu. Mesurons bien cela car il serait tellement plus intuitif – nous le faisons tous – de croire que Dieu ne peut pas se manifester à travers ce qui lui semble a priori opposé. Ainsi, l’abaissement, l’humiliation, la faiblesse, l’impuissance, la souffrance, la laideur, l’horreur seraient d’emblée hors champ.

 Mais non, la croix du Christ est glorieuse. Même là, au plus profond de l’horreur et des ténèbres, Dieu manifeste sa gloire. Le vrai Dieu, celui qui n’est pas une idole construite par les humains, ne se laisse enfermer par aucune limite que nous lui traçons, y compris pour le protéger.

Cela avait déjà commencé avec l’histoire du serpent de bronze dans le désert. Quelle dut être la stupéfaction de Moïse en recevant la parole du Seigneur. Comment ! Le Seigneur notre Dieu, lui qui nous a fait sortir de l’Egypte païenne où l’on adore des statues d’animaux, lui qui nous a commandé de rejeter les idoles, lui qui s’est enflammé de colère contre le veau d’or, veut manifester sa gloire à travers un serpent de métal ?

Quel époux reculerait devant la honte pour sauver l’être aimé ? Quel parent ne s’abaisserait si cela pouvait sauver son enfant ? Qu’est-ce qui est indigne de Dieu qui « a tellement aimé le monde » ? Rien, même pas de se faire homme de chair et de sang. Profession de foi scandaleuse à nouveau, dont saint Paul se fait le héraut : « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes. Reconnu homme à son aspect, il s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix. »

La croix du Christ n’est pas un accident. Elle fait partie intégrante de son enseignement, elle est couronnement de sa mission. Sans elle, le christianisme, qui est authentiquement une sagesse, ne serait rien d’autre qu’une sagesse. Or le christianisme est la réalisation de la parole du Seigneur : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas, mais obtienne la vie éternelle. »

 Le Seigneur Jésus avait annoncé sa mort en croix au moins trois fois à ses disciples, de façon toujours plus explicite, mais sans qu’ils fussent en mesure de comprendre. Nul n’attendait un Messie humilié, souffrant et crucifié. Nul ne pouvait concevoir que la Croix fût glorieuse, qu’un crucifié pût révéler quelque chose de Dieu. Et pourtant. Le Christ Jésus s’est abaissé jusqu’à la mort de la croix, nous dit S. Paul, « c’est pourquoi Dieu l’a exalté : il l’a doté du Nom qui est au-dessus de tout nom. » Non seulement Dieu manifeste sa gloire malgré la croix, mais il la manifeste dans la croix, grâce à la croix.

En mourant sur la croix, dans le dénuement et l’abandon décrit plus haut, Jésus se montre totalement Fils, totale réception du Père. Abandonné, humilié, frappé, supplicié, enseveli, il n’a plus rien en propre, et c’est précisément là, du fin fond du tombeau, qu’il reçoit tout du Père à nouveau, que le Père le relève, le ressuscite et l’exalte au-dessus de tout.

 « Mais Seigneur, toi qui veux te faire connaître de tous, pourquoi laisses-tu tes églises se vider ? Toi qui commandes de servir par amour, pourquoi permets-tu cette maladie, cet accident, cette situation, qui nous en empêchent ? Toi qui promets le vrai bonheur, comment peux-tu permettre tant de malheurs ? Puisque tu veux donner la vie à tous, pourquoi faut-il que nous passions par la mort ? »

Frères et sœurs, que la fête de la Croix Glorieuse nous rappelle que pour les disciples du Christ, le chemin de la gloire passe toujours par la croix, par ce moment scandaleux où Dieu semble se renier lui-même, où il nous dit que ses chemins ne sont pas les nôtres. « Le langage de la croix, écrit saint Paul (1Co 1,18), est folie, [mais] pour nous, il est puissance de Dieu. »

Père Alexandre-Marie Valder