Sous la boue, la lumière de la foi

Sous la boue, la lumière de la foi
Premier étonnement, à la lecture de l’Évangile d’aujourd’hui : ce geste du Seigneur Jésus qui, sans préavis, fait de la boue avec sa salive et l’applique sur les yeux de l’homme aveugle. Or le Seigneur ne fait jamais rien sans raison. Lui qui est la lumière du monde, il agit pour illuminer, révéler, manifester la gloire de son Père. Son geste rappelle l’acte originel de la création, lorsque Dieu modela l’être humain à partir de la poussière du sol. Le Seigneur Jésus vient pour une nouvelle création qui portera la première à sa plénitude.
Sali par la boue appliquée sur ses yeux, l’aveugle prend conscience de son besoin d’être lavé, non seulement superficiellement, mais au plus profond de lui-même. Dieu est le créateur de tout ce qui existe, y compris de ce qui est boueux dans notre vie. Les aspects de notre vie, de notre caractère, de notre histoire, qui nous semblent à première vue désagréables, détestables ou nuisibles peuvent devenir des portes d’entrée pour la grâce de Dieu.
Deuxième étonnement : avez-vous entendu l’aveugle demander quoi que ce soit ? Nous savons seulement qu’il se trouve sur le passage du Seigneur à la sortie du Temple. Plus loin, nous apprenons qu’il avait l’habitude de mendier. Toutefois, au début du récit, pas une parole, pas un geste de l’aveugle pour demander ni la guérison, ni même l’aumône. Cela contraste avec l’attitude du Seigneur Jésus qui attend habituellement d’être sollicité, sans s’imposer à qui ne veut pas de lui.
Or l’homme dont il est question était aveugle de naissance. Il lui était impossible de se projeter en tant qu’homme qui voit, de demander ce dont il n’avait pas idée. Peut-être aussi le texte veut-il nous suggérer que cet homme est non seulement aveugle, mais aussi sans parole (il ne demande rien), sans mouvement (il est « sur le passage », comme une simple chose), sans désir, sans élan de vie.
Quel contraste avec l’état de ce même homme à la fin du texte ! Non seulement il voit, mais il parle avec ses voisins, avec les pharisiens, avec le Seigneur Jésus, et il bouge, il marche, il se prosterne. Plus fondamentalement encore, il a désormais un but dans la vie grâce à la lumière de la foi en Jésus.
À cet homme recréé par le geste et la parole du Seigneur Jésus, l’Évangile oppose l’aveuglement et l’inertie de ceux qui, bien qu’apparemment valides, sont infirmes. Les voisins de l’ancien aveugle, bien que voyants, peinent à le reconnaître. Ses parents, bien que capables de parler, n’osent pas trop en dire devant les pharisiens.
Quant aux pharisiens eux-mêmes, ils cumulent les infirmités. Parce qu’ils refusent de voir, ils restent aveugles à l’œuvre de Dieu qui s’est accomplie sous leurs yeux. Parce qu’ils refusent d’entendre, ils sont sourds au témoignage de l’ancien aveugle : « Je vous l’ai déjà dit, et vous n’avez pas écouté. Pourquoi voulez-vous m’entendre encore une fois ? » Le texte dit à plusieurs reprises qu’ils font venir les gens à eux, comme si eux-mêmes étaient incapables de se porter vers les autres. Ils n’ont pas à bouger : ils savent déjà à quoi s’en tenir au sujet de Jésus : « Nous savons, nous, que cet homme est un pécheur. » Ils savent à quoi s’en tenir au sujet de l’ancien aveugle : « Tu es tout entier dans le péché depuis ta naissance, et tu nous fais la leçon ? »
Cet aveuglement n’est pas l’apanage des pharisiens. Chacun de nous peut être concerné, comme Samuel et Jessé dans la première lecture, qui savent à quoi s’en tenir au sujet du roi-messie : il ne peut évidemment pas s’agir du petit dernier de la fratrie, laissé à garder le troupeau. Je pense aussi à certaines discussions avec des musulmans : « Nous savons à quoi nous en tenir au sujet de Dieu. Dieu ne peut pas parler et agir comme ceci. Ce n’est pas possible. »
Or le mystère de Pâques, c’est justement Dieu qui vient fracasser nos belles certitudes sur lui, éparpiller « façon puzzle » ce que nous pensions savoir de lui. Le Christ, le Messie de Dieu, est condamné au nom de la Loi de Dieu sans jamais en avoir enfreint le plus petit commandement. L’homme élu de Dieu meurt excommunié par le peuple élu de Dieu. Celui qui fut accablé du châtiment des maudits de Dieu est précisément celui que Dieu va relever, exalter et faire siéger à sa droite dans la gloire.
L’itinéraire de l’homme de l’Évangile d’aujourd’hui est aussi le nôtre, pour nous qui avons été illuminés par le Christ au jour de notre baptême et qui nous efforçons de nous conduire comme des enfants de lumière, selon l’expression de Paul dans la deuxième lecture. L’ancien aveugle de l’Évangile, lui qui était sans lumière, sans parole, sans mouvement et sans élan de vie, est devenu un vivant qui voit et qui marche, qui entend et qui parle, qui rencontre Jésus, le connaît et le suit, qui croit et qui adore.
L’ancien aveugle confesse plusieurs fois son ignorance. « Où est Jésus ? » lui demandent les pharisiens. « Je ne sais pas. » Et plus tard, toujours à propos de Jésus : « Est-ce un pécheur ? Je n’en sais rien. » Et enfin, en rencontrant Jésus à nouveau : « Crois-tu au Fils de l’homme ? _ Et qui est-il, Seigneur, pour que je croie en lui ? » D’un autre côté, cela n’empêche pas notre homme de dire sans crainte ce dont il est sûr : il raconte simplement les faits qui ont conduit à sa guérison, il affirme que Jésus est un prophète, que Jésus lui a donné de voir et aussi que Dieu n’exauce pas les pécheurs, et que par conséquent, Jésus est de Dieu. Et pour finir : « Je crois, Seigneur ! »
Se conduire comme un enfant de lumière, c’est comme conduire une voiture dans la nuit sur une route inconnue. Les phares n’éclairent qu’une portion de la route. Je ne sais pas tout, mais suffisamment pour avancer un peu, et puis encore un peu, et puis encore un peu. Chrétien, baptisé, enfant de lumière, je ne prétends pas tout savoir. Par la foi, grâce au Christ lumière du monde, j’en sais assez pour mon chemin d’aujourd’hui. Comme saint Paul, je peux dire : « Je sais en qui j’ai mis ma foi, et j’ai la conviction qu’il est assez puissant pour sauvegarder, jusqu’au jour de sa venue, le dépôt de la foi qu’il m’a confié. »
Père Alexandre-Marie