Héritiers d’Abraham
Tout a commencé par une question d’une paroissienne : « Pourquoi, alors que Jésus était juif, nous ne sommes pas juifs ? » J’ai une nouvelle à vous apprendre. J’espère qu’elle ne vous fera pas un trop grand choc : en fait, vous êtes juifs.
Faisons un court rappel historique. En 70 après Jésus-Christ, les Romains incendient Jérusalem, détruisent le Temple et déportent la population du pays. Pour le peuple d’Israël, c’est évidemment un choc terrible, et surtout une remise en question des fondements de sa foi.
Où est le Seigneur notre Dieu, Lui qui a fait alliance avec Abraham et Moïse, Lui qui a fait des promesses à David, Lui qui a parlé par la bouche des prophètes ? Comment lui rendre le culte qu’Il a demandé à présent que le Temple est détruit ? Peut-on encore être juif sans vivre sur la Terre Promise ? Comment vivre parmi les païens sans devenir comme eux ? Peut-on encore croire à tout ce qui est écrit dans la Loi et les Prophètes ? Peut-on encore espérer la venue du Messie ?
Pour certains Juifs, ces événements de Jérusalem sont graves, mais pas dramatiques. Le Messie, ils l’ont rencontré en personne : c’est Jésus de Nazareth. Plus besoin de roi, ni de temple, car le vrai roi, le vrai temple, c’est Jésus lui-même (« Détruisez ce temple, et en trois jours, je le relèverai ! »). Plus besoin de prophètes, puisque l’Esprit Saint est répandu dans le cœur des croyants. Plus besoin de règles alimentaires qui séparent les juifs des païens, puisque la mission consiste justement à aller à la rencontre des païens pour leur faire connaître le Dieu unique.
Ces juifs-là, vous l’avez compris, ce sont les premiers chrétiens, c’est l’Église commençante, c’est nous. Même si, par le sang, nous ne sommes pas des descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, nous sommes néanmoins leurs héritiers : nous croyons au Dieu Unique qui a parlé à Abraham, Moïse et Elie, nous chantons les psaumes de David, nous lisons et méditons les prophéties d’Isaïe, Jérémie, Daniel et des autres prophètes, nous célébrons Pâques et Pentecôte.
Les lectures du temps pascal, et spécialement celles d’aujourd’hui, nous montrent comment nous situer par rapport à notre héritage.
« Il n’est pas bon que nous délaissions la parole de Dieu pour servir aux tables », disaient les Apôtres dans la première lecture. Servir aux tables n’avait rien de déshonorant, puisque Jésus lui-même en avait montré l’exemple.
Les Apôtres cependant avaient une mission essentielle : relire et méditer la parole de Dieu, c’est-à-dire l’Ancien Testament, puisque le Nouveau n’existait pas encore.
Pourquoi ? Pour comprendre et faire comprendre que Dieu a de la suite dans les idées, que tout l’Ancien Testament annonçait la venue de Jésus. D’ailleurs, Jésus lui-même n’avait-il pas fait cela pour les disciples d’Emmaüs, lorsque, « partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait (Lc 24, 27) » ? C’est aussi ce que faisait Pierre dans le discours de la Pentecôte que nous avons entendu ces derniers dimanches. C’est encore ce qu’il nous dit dans la deuxième lecture d’aujourd’hui. Par le prophète Isaïe, Dieu avait annoncé : « Je vais poser en Sion une pierre angulaire, une pierre choisie, précieuse ; celui qui met en elle sa foi ne saurait connaître la honte (Is 28,16). » Par le roi David, Dieu avait annoncé : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle (Ps 117(118),22). » Cette pierre vivante « rejetée par les hommes, mais … précieuse aux yeux de Dieu », c’est Jésus.
Les Apôtres ont une autre tâche, plus importante encore : relire leur vie avec Jésus.
Sur le moment, les Apôtres n’avaient pas compris tout ce que Jésus avait dit, tout ce qu’il avait fait. À présent qu’il est mort et ressuscité, tout prend sens. Thomas se souvient que Jésus lui a dit : « Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie ; personne ne va vers le Père sans passer par moi. » Philippe se souvient des mots de Jésus : « Il y a si longtemps que je suis avec vous, et tu ne me connais pas, Philippe ! Celui qui m’a vu a vu le Père. » Tous se souviennent qu’il a dit : « Je pars vers le Père. »
Toutefois, les Apôtres ne sont pas uniquement occupés à ruminer le passé. Il leur faut aussi écrire le présent et l’avenir de l’Église en fidélité à ce qu’ils ont reçu. C’est ce que nous voyons dans la première lecture. Jésus leur a dit de servir les pauvres, et en même temps ils voient qu’ils ne suffisent pas à la tâche : ils proposent donc d’appeler sept hommes estimés de tous et remplis d’Esprit Saint pour remplir cette mission. C’est l’invention de ce que nous appelons les diacres.
Pour en revenir à la question de ma paroissienne, on peut donc dire que nous sommes juifs, au sens où nous sommes héritiers de la promesse faite à Abraham. Nous avons besoin de lire les Écritures d’Israël. Elles sont pour nous le témoignage de la fidélité du Seigneur qui sauve et qui libère avec puissance. Nous avons besoin de lire le Nouveau Testament. Nous y rencontrons Jésus qui accomplit les Écritures.
Mais nous avons mieux encore. Comme l’écrit le pape François, le Ressuscité n’est pas seulement le souvenir du souvenir des premiers témoins. Par la liturgie de l’Église, le Verbe fait chair nous ouvre aujourd’hui le chemin de la communion avec la Sainte Trinité. La foi chrétienne est soit une rencontre avec le Christ vivant, soit elle n’existe pas (cf. Desiderio desideravi n°10).
Frères et sœurs, comme les premiers chrétiens, méditons sans relâche la parole, cultivons l’amitié avec le Seigneur vivant et il nous conduira lui-même vers son Père, Lui qui est « le Chemin, la Vérité et la Vie ». Amen.
Père Alexandre-Marie Valder