Les deux montagnes

Les deux montagnes

Frères et sœurs, commençons par une image, l’image d’une très haute montagne dont le sommet dépasse largement les nuages. Une montagne qui n’est ni froide ni hostile comme le sont habituellement les hauts sommets. Une montagne qui n’est jamais recouverte par les nuages et où brille toujours un soleil éclatant. Une montagne où se dresse une ville prospère et joyeuse.

Imaginons une autre montagne, plus basse que la première. Elle aussi est assez haute pour dépasser la couche nuageuse. Nous nous trouvons sur cette montagne, avec Jésus, avec Moïse et Elie, avec Pierre, Jacques et Jean. Autour de nous, rien d’autre qu’une impénétrable couche nuageuse à perte de vue, et la première montagne, avec la ville établie à son sommet.

De la montagne de la Transfiguration où nous nous trouvons, nous pouvons apercevoir le but ultime de notre existence humaine : la ville sur la montagne, la Jérusalem Céleste. Là-haut, quelque part, il y a une demeure qui nous attend. En effet, comme Paul le rappelait à Timothée, « Dieu nous a appelés à une vocation sainte »,

Être chrétien est vraiment une vocation sainte, la vocation même de Jésus : connaître le Père et le faire connaître, l’aimer et le faire aimer. Nous avons la certitude absolue que notre vie est orientée vers cette ville, que nos petits actes d’amour, même insignifiants aux yeux du monde, même ignorés de tous, nous les retrouverons là-haut.

Le baptême, c’est la vie éternelle déjà commencée. Le fruit normal de la vie baptismale, si on n’y met pas d’obstacle, c’est la sainteté, la vie avec Dieu dès maintenant et pour toujours. À chaque messe, nous réentendons cette certitude : « Soutenus par ta miséricorde, nous serons libérés de tout péché, à l’abri de toute épreuve, nous qui attendons que se réalise cette bienheureuse espérance : l’avènement de Jésus-Christ notre Seigneur. »

Frères et sœurs, notre foi chrétienne ne nous met pas à l’abri des épreuves d’aujourd’hui. On peut même dire que, parce que nous sommes chrétiens, disciples de Jésus-Christ, il ne nous est pas permis de blinder notre cœur. Il nous faut garder un cœur tendre, un cœur vulnérable. Nous prions pour le monde, nous lui annonçons la Bonne Nouvelle et nous essayons de soulager ses petites et grandes détresses, comme l’a fait Jésus, car c’est là notre vocation sainte.

Revenons à nos deux montagnes qui émergent de la couche nuageuse. Pour rejoindre la ville située sur la montagne, nous n’avons pas d’autre chemin que de descendre dans la vallée et d’affronter le brouillard des épreuves.

Jésus n’a pas fait semblant d’être éprouvé. Luc, dans son récit de la Transfiguration, rapporte que Moïse et Elie parlaient avec Jésus de ce qui devait se produire à Jérusalem, sa passion, sa mort et sa résurrection. Abraham a rencontré le Seigneur et il a connu l’épreuve. Moïse et Elie aussi ont rencontré le Seigneur et ils ont aussi connu l’épreuve. Les Apôtres ont rencontré le Seigneur, et ils ont connu l’épreuve. L’épreuve ne signifie pas que nous sommes abandonnés parce que nous serions de mauvais chrétiens. Elle est un passage nécessaire vers cette ville où le Seigneur nous a préparé une demeure.

L’épreuve n’est pas juste un mot. C’est une réalité très concrète pour vous comme pour moi. Comme vous, je vois les églises vides et la foi remise en cause. Le rassemblement proposé aux collégiens la semaine prochaine vient d’être annulé faute de participants. C’est une épreuve et une tristesse. À l’échelle de notre pays, nous voyons les violences et les inégalités, les lois votées à l’encontre de la dignité humaine. À l’échelle du monde, les destructions et les guerres. Comme vous, j’ai des problèmes de santé et je m’inquiète pour mes proches.

Comme disciple de Jésus-Christ, je ne veux pas rester benoîtement sur la montagne de la Transfiguration. Je veux descendre dans la vallée brumeuse de l’épreuve pour  rejoindre ma destination ultime. Et j’ose le faire parce que je sais que mes épreuves ne sont pas seulement MES épreuves.

Frères et sœurs, nous allons descendre de la montagne de la Transfiguration, mais nous n’allons pas descendre seuls. Nos frères et nos sœurs descendent avec nous Jésus descend avec nous dans la vallée embrumée. Peut-être que, dans le brouillard de l’épreuve, nous ne le voyons plus, que nous ne sentons plus sa présence. Et pourtant, il est là, présent.

Dans l’Église catholique latine, nous ne représentons presque jamais la croix nue, mais toujours avec Jésus crucifié sur elle : parfois souffrant, parfois paisible, parfois triomphant. La croix n’est jamais nue, la croix n’est jamais seule. Lorsque la croix vient pour moi, lorsque vient le temps de l’épreuve, petite ou grande, matérielle ou spirituelle, psychique ou physique, Jésus vient toujours avec la croix. Toujours. Toujours.

Frères et sœurs, nous avons tous fait l’expérience de ceci : lorsqu’approchent les épreuves, lorsque la croix se profile à l’horizon, nous avons peur ; rien de plus normal. La lumière de la Transfiguration ne supprime pas l’épreuve. Quelques semaines après la Transfiguration, Jésus fut trahi et livré, humilié et torturé, crucifié et exécuté. Ensuite, il est ressuscité. Il est vivant.

Abraham a dû quitter son pays afin de devenir une bénédiction pour tous. Paul, Timothée et d’innombrables témoins du Christ ont dû prendre part aux souffrances afin que l’Évangile soit annoncé. Il nous faut plonger – c’est-à-dire être baptisé – pour pouvoir remonter de l’eau. Il nous faut mourir pour renaître. Il nous faut lâcher notre vie pour la sauver.

C’est le chemin vers Pâques. C’est le chemin joyeux et exigeant du Carême.

Père Alexandre-Marie Valder