La Vraie Vie s’assure ici
Vous connaissez ce groupe d’assurances dont la publicité dit : « La vraie vie s’assure ici » ? Voilà un message que l’on pourrait aussi écrire à l’entrée de nos églises, avec des V majuscules à « Vraie » et à « Vie ». La Vraie Vie, la vie éternelle avec le Seigneur, se prépare aujourd’hui, et nous la préparons ensemble, en communauté, en paroisse, en Église.
Au VIe siècle, saint Benoît a écrit sa célèbre Règle pour – dit-il – « constituer une école où l’on apprenne à servir le Seigneur ». C’est aussi ce que, à notre mesure, nous qui ne sommes pas moines, nous apprenons ensemble, dimanche après dimanche, jour après jour : comment servir le Seigneur, comme être des saints, comment aimer en vérité, tout simplement, selon l’exemple de Jésus, et non pas à la manière du monde, toujours si courte et si superficielle. Et cela nous l’apprenons les uns des autres.
C’est l’œuvre de toute une vie, et je ne vais pas la résumer en sept minutes. Je voudrais seulement méditer aujourd’hui sur un mot-clé : attention.
La première lecture nous dépeignait avec les mots crus du prophète Amos cette « bande des vautrés » qui mangent et boivent, se divertissent au son de la musique. Dans l’Évangile que nous connaissons bien, il était question de cet homme riche vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux. On ne dit nulle part qu’ils aient été coupables de quelque méfait que ce soit : ils n’ont pas tué, pas volé, pas menti. Leur péché, c’est de n’avoir pas fait attention.
Ils n’ont pas fait attention à autrui, pas fait attention au désastre d’Israël, pas fait attention à ce pauvre couvert d’ulcères. Il n’ont pas fait attention à eux-mêmes, pas fait attention à chercher le bien, pas fait attention à se garder du mal, pas fait attention à se préparer à la Vraie Vie. Ils n’ont pas fait attention au Seigneur Dieu, qui lui, sans aucun doute, leur aurait ouvert les yeux sur eux-mêmes et sur autrui.
« Faire attention » : la langue française unit ces deux mots, « attention » et « faire », comme pour dire que l’attention authentique ne va jamais sans le faire, sans l’action. Mettons-nous en situation. Des parents sortent le soir en comptant sur la baby-sitter pour faire attention à leur enfant. Ce n’est pas pour qu’elle leur dise : « J’ai bien fait attention : il a achevé de vider son deuxième pot de Nutella à 18h10, joué avec les allumettes à 18h25 et c’est à 19h précises qu’il est tombé du balcon. »
Celui qui fait attention, aux autres, à lui-même et au Seigneur, ne peut pas ne pas être conduit à agir. On ne peut pas croire sans mettre en œuvre la foi. On n’a pas la foi sans mener ce « bon combat de la foi » dont parlait Paul à Timothée dans la deuxième lecture. La foi et la pratique de la foi sont indissociables. Comme le dit une maxime : « Vis comme tu crois, ou bien tu te retrouveras vite à croire comme tu vis. »
A ce stade, je nous pose la question : faisons-nous suffisamment attention à autrui, à nous-mêmes et au Seigneur notre Dieu ? Il y a un autre mot, un peu vieilli, pour faire sentir cela : avoir cure, qui a donné le nom de curé. Alors : ai-je cure d’autrui comme d’une personne unique pour qui le Seigneur a donné sa vie, une personne que je peux aider à faire un petit pas vers la Vraie Vie ? Ai-je cure de moi-même en écoutant les avertissements et les encouragements du Seigneur, en écartant de moi ce qui me nuit et en choisissant mon bien véritable ? Ai-je cure du Seigneur qui m’appelle inlassablement à tourner vers lui mes joies, mes peines, mes prières, mes œuvres, ma vie tout entière, qui me presse de le connaître, de faire sa volonté et de l’honorer ?
Au début de l’homélie, je parlais de saint Benoît et de sa volonté de « constituer une école où l’on apprenne à servir le Seigneur ». Cette école, nous ne la quitterons que le jour de notre mort, et c’est une belle nouvelle : notre apprentissage se poursuit tout au long de notre vie. On n’a jamais fini d’apprendre à servir le Seigneur, jamais fini d’apprendre à aimer en vérité. Quel amoureux de Dieu peut dire « c’est bon, j’ai assez prié pour le reste de ma vie » ou « c’est bon, j’en sais assez sur Dieu » ? Quel amoureux ici-bas dirait à la dame de ses pensées : « c’est bon maintenant, je t’aime assez, j’ai même de la marge » ?
« La mesure de l’amour, c’est d’aimer sans mesure. » La logique de l’amour, c’est « toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus fort ».
Vous me direz peut-être : « Va pour l’amour, mais l’évangile d’aujourd’hui parle aussi de soif, de fournaise et de souffrance, alors ? » Oui, c’est vrai, nous n’avons pas le droit de faire l’impasse sur la parole de Dieu parce qu’elle nous dérange. C’est vrai : un feu brûlant et desséchant est préparé pour ceux dont le manque d’attention aura ratatiné le cœur. C’est vrai : un abime qu’ils auront eux-mêmes creusé les séparera pour toujours des autres, d’eux-mêmes et du Seigneur.
Dans sa Règle, saint Benoît parle d’un bon et d’un mauvais feu, celui qui conduit à Dieu et celui qui sépare de Dieu. Il est hélas possible qu’un homme allume un feu mauvais et amer qui le séparera de Dieu pour toujours. Heureux sommes-nous au contraire si, dès aujourd’hui, nous avons cure d’autrui, de nous-mêmes et de Dieu, cure de brûler du bon feu, le feu du Saint-Esprit qui nous embrase lorsque nous nous retrouvons en Église, qui brûle nos péchés et nous attire à Dieu.
Rappelons-nous toutefois par quoi nous avons commencé : la Vraie Vie s’assure ici. C’est ici, dans cette paroisse-ci, avec ces personnes-ci, que nous apprenons à servir le Seigneur, spécialement en exerçant notre attention, en ayant cure des autres, de nous-mêmes et de Dieu. Le jour de mon ordination, j’ai choisi comme devise un verset de psaume qui dit ceci : « Habite la terre et reste fidèle ». La sainteté hors-sol n’existe pas. Un saint est enraciné dans une terre, dans une communauté. Saints, nous le serons les uns par les autres, instruits par le témoignage de l’un, édifiés par la piété d’un autre, entraînés par l’enthousiasme d’un troisième.
Que l’Esprit-Saint allume en nous le feu de son amour, un feu qui ne s’éteint jamais, pour la plus grande gloire de Dieu. Amen.
Père Alexandre-Marie Valder