Quel vigneron suis-je ?
Comme la vigne est enlevée aux mauvais vignerons et confiée à d’autres, ainsi en sera-t-il du royaume de Dieu. Mais qu’est-ce que le royaume de Dieu ? Aucun ensemble de personnes, même l’Église catholique, ne peut dire : « Le royaume de Dieu, c’est nous. » Le royaume de Dieu n’est pas de ce monde. En même temps, le royaume de Dieu n’est pas non plus un lieu qui nous attendrait au-delà de la mort : cela voudrait dire que notre vie d’aujourd’hui n’aurait rien à voir avec le royaume.
Peut-être peut-on dire que le royaume est une manière d’être au monde en référence à Dieu, celui que le Seigneur Jésus nous a fait connaître comme son Père. D’une certaine façon, le royaume se limite à la seule personne Jésus de Nazareth : lui seul vit pleinement, totalement, cette relation filiale à Dieu.
Toutefois, au cœur de notre foi chrétienne, il y a la certitude que Dieu le Père envoie sa Parole de vérité et son Esprit de sainteté dans le monde afin de le sauver. Le royaume est alors partout où la Parole et l’Esprit sont accueillis et commencent à travailler le monde à la manière d’un ferment.
En effet, la Parole de vérité est bien plus qu’une information, et l’Esprit de sainteté bien plus qu’un vernis surnaturel sur nos efforts. La Parole et l’Esprit sont à l’œuvre au cœur des choses, à travers la chair du monde. La Parole interpelle et fait agir : « Convertissez-vous ! Suis-moi ! Jette les filets ! Passons sur l’autre rive ! Viens dehors ! Est-ce que tu m’aimes ? Prenez, mangez, ceci est mon corps. La paix soit avec vous ! » L’Esprit sanctifie les personnes, non pas de manière désincarnée, mais à travers la matière : l’eau du baptême, l’huile de la confirmation, le pain et le vin de l’eucharistie, les gestes, les paroles, etc. et cela se voit, s’entend, se sent lorsque des hommes et des femmes changent de vie, prient, chantent, parlent, témoignent, servent.
Voilà ce qu’est le royaume. En ce sens, si l’Église ne se confond pas avec le royaume, elle est toutefois le lieu où le royaume affleure, où le royaume est visible, audible et tangible ; elle est le lieu où le Père est adoré en Esprit et en vérité.
Revenons à notre vigne. Au fil des saisons, nous voyons la vigne en dormance, réduite à un cep qui semble sans vie ; poussent ensuite des bourgeons et des pampres ; puis la vigne se couvre de feuilles et de fleurs discrètes mais odorantes. À toutes ces étapes, il s’agit toujours bien de vigne, et pourtant ce n’est qu’ensuite, lorsque viennent les grappes de raisin, que la vigne réalise pleinement ce pour quoi elle a été plantée.
Il en est de même du royaume. Le royaume est déjà présent dans le non-chrétien qui soupire vers le ciel : « Ah… si seulement il y avait un Dieu, et si ce Dieu voulait bien descendre jusqu’à moi et me transfigurer afin que je vive en lui pour toujours… comme ce serait beau. » Le royaume est pleinement réalisé dans le saint qui entre dans le ciel en chantant : « Le Puissant fit pour moi des merveilles ! Saint est son Nom ! » Avec tous les intermédiaires, dont nous espérons être.
Bref ! le royaume est partout où une personne est attachée à Jésus comme le sarment au cep de la vigne.
D’un autre côté, dans la parabole d’aujourd’hui, Jésus est également le fils du propriétaire, chassé et tué, et aussi la pierre rejetée par les bâtisseurs et devenue la pierre d’angle. La parabole nous est donnée à entendre aujourd’hui, et ce n’est pas d’abord pour que nous rentrions chez nous en nous disant : « Oh, comme je suis bien aise de ne pas être comme ces grands prêtres et ces anciens des juifs. »
Craintif et tout tremblant, je m’interroge : « En quoi suis-je moi-même l’un de ces vignerons ? » Comme chrétien, j’ai reçu la Parole de vérité et l’Esprit de sainteté ; je suis dépositaire de ce trésor. Comme prêtre, j’ai une responsabilité supplémentaire. Je peux dire, en parodiant s. Augustin : « Avec vous, je suis raisin ; pour vous je suis vigneron. » Cela vaut aussi pour les parents, les grands-parents, tous ceux qui sont en responsabilité d’une manière ou d’une autre.
Le royaume est une puissance d’amour capable de transformer des hommes et des femmes et d’en faire des saints : des impies ont retrouvé le chemin de la prière, des drogués ont été libérés, des égoïstes ont donné leur vie pour le service de leurs frères et sœurs, des trouillards ont témoigné de leur foi jusqu’à verser leur sang. Le royaume a même façonné des sociétés entières : plus notre civilisation occidentale prend ses distances avec l’Évangile, plus elle oublie que toute vie compte, qu’une personne vaut toujours plus que de l’argent, que la terre nous est confiée.
Voilà ce qui se passe lorsque le royaume est accueilli et porte du fruit, lorsque la Parole de vérité est écoutée, méditée, connue, savourée, mise en pratique, lorsque le baptême, la confirmation, l’eucharistie, le pardon et les autres sacrements sont reçus comme des rencontres avec le Dieu vivant, avec un authentique désir d’y conformer de plus en plus fidèlement notre vie.
Quel vigneron suis-je ? Un vigneron qui s’érige en propriétaire ? Un vigneron qui tue le serviteur et le fils pour s’efforcer d’oublier qu’il est lui-même d’abord un serviteur et un fils ? Un vigneron qui se croit autonome, autosuffisant, qui n’a à rendre de compte à personne ?
Ou bien suis-je un vigneron qui reçoit une vigne qui ne lui appartient pas, qui en prend soin et qui lui fait porter son fruit – et, vous l’avez compris, le fruit, c’est nous-mêmes ?
Suis-je un vigneron qui met la main sur le royaume, ou bien un vigneron qui laisse le royaume – c’est-à-dire le Christ lui-même – mettre la main sur lui, le tailler, l’émonder, le soigner, afin qu’il porte du fruit, un fruit qui demeure ?
Dieu notre Père, envoie sur nous ta Parole de vérité et ton Esprit de sainteté. Fais croître en nous le royaume. Rends-nous semblables à ton Fils, lui qui vit et règne avec toi, dans l’unité du Saint-Esprit, Dieu pour les siècles des siècles. Amen.
Père Alexandre-Marie Valder