Un jugement dans la justice et la miséricorde
Frères et sœurs, plusieurs erreurs nous guettent lorsque nous entendons cet évangile si familier du jugement dernier.
Première erreur, nous pouvons chercher à mettre des noms et des visages sur les brebis et les boucs : « Machin(e), il/elle est du côté des brebis ! Bidule, par contre, je ne donne pas cher de sa laine. » Nous n’en savons rien, et ce n’est pas notre problème : faisons ce qui nous appartient, et laissons le reste au Seigneur.
Deuxième erreur, nous pouvons nous dire que cet évangile n’a rien à faire là, qu’on aurait dû le retirer de la Bible depuis longtemps. Il n’est pas rare d’ailleurs que certains prêtres le jugent trop encombrant et le censurent. Et pourtant il est bien là, et il nous faut l’accueillir, même s’il nous dérange. Il y aura un jugement, un jugement dans la justice et la miséricorde. Pour bien le comprendre, il faut que nous l’entendions en lien avec l’ensemble de la parole de Dieu.
Et c’est justement la troisième erreur possible ; nous pouvons oublier que cet évangile n’est qu’un fragment d’un ensemble plus large. À trop se focaliser sur ce texte, il y a de quoi avoir peur, en effet. Tous nous accomplissons l’une ou l’autre des œuvres récompensées par le Seigneur, et tous nous les négligeons aussi. De quel côté le Seigneur va-t-il nous ranger ? Et puis, avez-vous déjà vu un bouc se transformer en brebis, ou bien l’inverse ? Moi non plus. On dirait bien que tout est joué dès le début, et qu’on ne nous explique la règle du jeu qu’après le coup de sifflet final. S’il en était ainsi, il y aurait de quoi pétocher. S’il en était ainsi…
Il y aura un jugement dans la justice et la miséricorde. Eclaircissons quelque peu ces trois mots : jugement, justice, miséricorde.
D’abord, pourquoi un jugement ? Cela, l’évangile nous le dit bien : il s’agit de séparer, de faire un tri entre deux choses. Juger, en grec, c’est « passer au crible », c’est faire un tri entre ce que l’on gardera, les pépites d’or, et ce que l’on rejettera, la boue et le sable.
C’est faire le tri d’abord deux attitudes, deux façons de se comporter dans le monde. S. Paul les appelle « marcher selon la chair » et « marcher selon l’esprit ». S. Augustin, lui, parle de « l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu » et de « l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi ». Les pépites d’or qui restent dans le tamis, c’est tout ce qui naît de « la renonciation à vivre seul et seulement pour soi », comme l’écrit le philosophe Martin Steffens. Voilà ce qui ressemble à Dieu, ce que Dieu pourra récapituler en lui à la fin des temps. Inversement, il ne pourra pas « reprendre en son sein cela que nous avons fait qui fut inspiré par autre chose que la certitude d’être aimé et la volonté de diffuser alentour cet amour. »
Au terme, le Seigneur nous dira ce que nous saurons déjà, laquelle de ces deux attitudes aura guidé notre vie.
C’est là précisément – c’est mon deuxième point – qu’il nous faut parler de justice. Le jugement sera juste et vrai et portera au grand jour ce qui était caché.
Nous connaissons bien l’épisode du jugement de Salomon. Devant le roi, deux mères se disputent un même enfant. Par sa parole de sagesse, Salomon manifeste la vérité et restitue l’enfant à sa vraie mère. Il y a aussi le jugement de Daniel qui manifeste l’innocence de Suzanne accusée à tort, et enfin celui de Jésus sur les hypocrites, c’est-à-dire ceux qui jouent la comédie, qui paraissent justes sans l’être vraiment.
Voilà à quoi ressemble le jugement du Seigneur ! Rien de moins arbitraire, rien de moins injuste que ce jugement, qui rendra à chacun selon ses œuvres. J’aime faire référence à sainte Thérèse de Lisieux : « [Parmi les perfections divines], la Justice même (et peut-être encore plus que toute autre) me semble revêtue d’amour… Quelle douce joie de penser que le Bon Dieu est Juste, c’est-à-dire qu’Il tient compte de nos faiblesses, qu’Il connaît parfaitement la fragilité de notre nature. De quoi donc aurais-je peur ? »
Thérèse avait bien compris que tout, même la justice de Dieu, doit être vu à la lumière de la miséricorde – et c’est mon troisième point. Il y a aura un jugement, oui, mais le critère de jugement nous est donné d’avance : la miséricorde.
Si le critère nous est donné d’avance, c’est bien qu’il est possible de passer de l’égoïsme à la miséricorde, du bouc à la brebis. La conversion est non seulement possible, mais elle est encouragée par le Seigneur. Ecoutez ce que dit le prophète Ezékiel : « Voici que moi-même, je m’occuperai de mes brebis, et je veillerai sur elles. » Voyez avec quel dévouement le Seigneur cherche la brebis égarée, panse la brebis blessée, revigore la brebis malade. Est-ce là l’attitude d’un Dieu pervers ou bien de quelqu’un qui met tout en œuvre pour que personne ne se perde ?
D’ailleurs que dit le Roi à ceux qui seront à sa droite ? « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde. » Et aux autres : « Allez-vous-en loin de moi, vous les maudits, dans le feu éternel préparé pour le diable et pour ses anges. » Le lieu préparé par le Seigneur pour nous depuis la fondation du monde, le lieu où le Seigneur fait tout pour nous conduire, c’est le Royaume, et non pas le feu éternel.
Je souhaite de tout cœur que ces quelques considérations nourrissent notre confiance dans le Seigneur. « C’est la confiance et rien que la confiance qui doit nous conduire à l’Amour… », écrivait sainte Thérèse.
Cette confiance ne nous endort pas ; bien au contraire, elle nous invite à aimer, non pas les autres en général, mais plutôt celui ou celle que le Seigneur a mis ce matin sur mon chemin, qui a besoin d’un peu d’argent, d’un vêtement ou de temps, d’un sourire, de quelques mots de conseil ou d’encouragement, besoin tout simplement – nous en sommes tous là – que quelqu’un lui assure que Dieu l’aime. Amen.
Père Alexandre-Marie Valder