Pour Dieu, c’est quand tout est fini que tout commence

Pour Dieu, c’est quand tout est fini que tout commence

« Lorsqu’on vient d’entendre un morceau de Mozart, le silence qui lui succède est encore de lui. » Les dernières notes d’une musique, les derniers mots d’un texte, ne sont pas choisis au hasard ; ils sonnent comme un programme. Cela vaut tout spécialement pour un livre comme la Bible.

Or, ce que nous venons d’entendre, ce sont précisément les derniers mots de la Bible juive : « Ainsi parle Cyrus, roi de Perse : “Le Seigneur, le Dieu du ciel, m’a donné tous les royaumes de la terre ; et il m’a chargé de lui bâtir une maison à Jérusalem, en Juda. Quiconque parmi vous fait partie de son peuple, que le Seigneur son Dieu soit avec lui, et qu’il monte à Jérusalem ! ”»

Les derniers mots de la Bible juive s’adressent donc à Israël et l’invitent à monter à Jérusalem. De nos jours, les Juifs effectuent ce qu’on appelle l’alya, c’est-à-dire la montée, lorsqu’ils choisissent de venir s’établir dans la Terre Sainte, au plus près de Jérusalem. Ainsi, aujourd’hui encore, les derniers mots de la Bible continuent de résonner dans les oreilles et dans la vie du peuple juif.

Notre texte est aussi un condensé du drame de l’histoire d’Israël avec son Dieu. Le Seigneur avait conclu une alliance avec son peuple, mais Israël n’a cessé d’y être infidèle. « En ces jours-là, tous les chefs des prêtres et du peuple multipliaient les infidélités, en imitant toutes les abominations des nations païennes, et ils profanaient la Maison que le Seigneur avait consacrée à Jérusalem. »

La Loi négligée, le Temple profané, l’amour du Seigneur bafoué : Israël est allé jusqu’à imiter les abominations païennes, y compris les sacrifices humains ; le peuple que le Seigneur s’était choisi et patiemment mis à part est presque redevenu comme les autres. Le péché le ronge, le dévore et semble sur le point de réduire à néant le projet de Dieu. Un Juif dirait, je crois, que l’échec de Dieu serait que la confusion s’installe et qu’Israël redevienne comme les autres peuples.

Or c’est justement ce qui ne se produit pas. À la fin, même si c’est au prix de l’invasion et de l’exil, au travers de l’épreuve, Dieu re-choisit son peuple et lui redonne la terre. Remarquons aussi que les derniers mots de la Bible juive sont mis dans la bouche d’un roi païen, Cyrus. Le Seigneur, le Dieu d’Israël, est aussi le Dieu de toute la terre, et même les païens, sans le savoir, servent son dessein d’amour en faveur de son peuple.

 Ce petit détour par l’histoire d’Israël me conduit à poser une question : savez-vous quels sont les derniers mots de la Bible chrétienne ? Les voici : « “Oui, je viens bientôt” – c’est Jésus qui parle, et l’Église lui répond : “Oui, viens Seigneur Jésus.” Puis le livre s’achève : « La grâce du Seigneur Jésus avec tous ! Amen. »

Ce qui résonne pour toujours aux oreilles d’un Juif, c’est que Dieu l’appelle à monter à Jérusalem. Ce qui résonne pour toujours aux oreilles d’un chrétien, c’est que Jésus va bientôt venir, que, dans le temps présent, le dialogue se poursuit entre Jésus l’Epoux et l’Église Epouse, et enfin que la grâce de Jésus est offerte à tous ; offerte à tous, cela qui n’implique pas qu’elle soit reçue par tous. « La lumière est venue dans le monde », disait l’Évangile, pourtant certains ont préféré les ténèbres.

 « Dieu est riche en miséricorde, nous disait saint Paul, à cause du grand amour dont il nous a aimés, nous qui étions des morts par suite de nos fautes, il nous a donné la vie avec le Christ. Avec lui, il nous a ressuscités […]. Il a voulu ainsi montrer, au long des âges futurs, la richesse surabondante de sa grâce, par sa bonté pour nous dans le Christ Jésus. C’est bien par la grâce que vous êtes sauvés, et par le moyen de la foi. Cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. »

En méditant ce texte, il m’est venu à l’esprit l’image d’une eau qui sourd d’un puits, qui déborde et qui se répand alentour. Quelque effort que puissent faire les forces du mal pour obstruer le puits, l’eau finit toujours par se frayer un chemin. C’est le mystère de Pâque, le cœur de notre foi : même la mort du Fils bien-aimé du Père, même la lourde pierre qui fermait son tombeau, rien n’a pu mettre en échec le dessein d’amour de Dieu. Dans les siècles qui ont suivi, l’Église a continué le dialogue amoureux de l’humanité avec Dieu. Depuis 2000 ans, les persécutions de l’extérieur et la corruption de l’intérieur n’ont cessé de la menacer, comme si elle se trouvait en permanence au bord de l’échec.

L’échec de Dieu, ce serait que son dialogue avec l’humanité s’arrête, que l’Eglise ne soit plus là pour vivre de la grâce du Seigneur Jésus et pour l’offrir à tous. Et c’est précisément ce qui n’arrivera jamais.

Pourtant, en voyant l’état du monde et de l’humanité, on pourrait penser que, cette fois, Dieu est mis en échec, que le mal est finalement le plus fort. La crise écologique fait peser une menace inédite sur la création. La misère et les guerres jettent sur les routes et sur les mers des millions de déplacés dans l’indifférence des pays les plus riches. Cette semaine, notre pays a célébré sans vergogne son enfoncement dans la barbarie la plus abjecte : le meurtre de centaines de milliers d’enfants chaque année, la négation du droit de toute personne à vivre. Et, comme nous le savons, d’autres « avancées sociétales » sont en cours pour étendre le règne de la mort et du non-sens. Sans oublier bien sûr la corruption interne dans l’Église : abus sexuels, abus spirituels, et ces millions de baptisés qui, au quotidien, préfèrent les ténèbres à la lumière du Christ.

Nous voilà reconduits au cœur de notre foi, là où se décide si nous vivons ou non de l’espérance chrétienne qui s’exprime dans les tout derniers mots de la Bible.

« Tout est fini » ont sans doute pensé les disciples en voyant le cadavre supplicié de Jésus pendu à la croix. Aujourd’hui, nous savons que tout ne faisait que commencer, qu’il fallait que, tel le serpent de bronze, « le Fils de l’homme soit élevé, afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. »

« Tout est fini », pensent nombre de nos contemporains. Oserons-nous croire, oserons-nous dire que, pour Dieu, c’est quand tout est fini que tout commence ?

Alexandre-Marie Valder, prêtre